Hannah Arendt, philosophe du XXe siècle, a profondément exploré la question de la condition humaine, thème central de son ouvrage de 1958, La Condition de l'homme moderne. À cette époque marquée par l'après-guerre et les avancées scientifiques fulgurantes, Arendt pose la question fondamentale : qu'est-ce que la condition humaine ? Cette interrogation, bien qu'apparemment simple, prend une tournure inédite dans un monde où les bombes d'Hiroshima et de Nagasaki, ainsi que les horreurs des camps de concentration, ont redéfini la perspective sur l’humanité et ses limites. Entre 1945 et 1958, le monde a assisté à des avancées scientifiques et technologiques majeures : la découverte de la structure de l'ADN, la commercialisation des premiers ordinateurs, et même le lancement de Spoutnik 1 par l'Union soviétique. Arendt s'interroge sur la signification de ces progrès : cherchent-ils à émanciper l'homme ou à le rendre esclave de son propre désir de transcender sa condition biologique ? Pour elle, la véritable menace est que l'homme, en tentant de fuir ses limites naturelles, oublie sa nature première d’animal politique, une idée qu'elle emprunte à Aristote. Aristote définissait l’homme comme un zoon politikon, un être qui ne peut pleinement s’épanouir qu’à l'intérieur de la cité, c'est-à-dire au sein d'une communauté politique. Vivre en société ne suffit pas pour être un animal politique ; la caractéristique distinctive de l'homme réside dans sa capacité à raisonner, délibérer, et élaborer des lois qui régissent la vie commune. La cité n’est donc pas seulement un espace de vie, mais un cadre où l’individu réalise pleinement son humanité. Arendt développe cette notion en affirmant que l’existence humaine authentique dépend de la participation active à la vie publique, où la liberté n'est pas le choix entre des options préexistantes mais la capacité de commencer quelque chose de nouveau, de créer un monde commun. Le monde commun, tel que le conçoit Arendt, est l'ensemble des œuvres humaines qui transcendent l'éphémère et répondent aux besoins partagés de l’humanité. Elle écrit : « Le monde commun, c’est ce qui nous accueille à notre naissance et ce que nous laissons derrière nous en mourant. » Ce monde est constitué des monuments, des œuvres d'art et des institutions politiques qui perdurent au-delà de la vie de chaque individu. L'œuvre, contrairement à la simple production et consommation, inscrit l'homme dans un projet collectif et immortel. Cependant, Arendt constate que l'homme moderne tend à se transformer en simple producteur-consommateur, détourné de son rôle politique par la montée de la société de consommation et l'expansion du domaine du travail. La glorification du travail comme seule valeur mène à l'effacement de la sphère publique. Arendt souligne que, dans une telle société, l'homme devient un animal laborans, un être qui vit pour travailler et consommer, incapable de contempler des activités plus nobles telles que la réflexion philosophique ou l'action politique. Si le travail est essentiel pour subvenir à nos besoins, il ne devrait pas en être la finalité ultime. Arendt met en garde contre un monde où l'homme est réduit à sa fonction économique, une situation qui pourrait être aggravée par l'automatisation et l'intelligence artificielle.
Elle avertit du danger d'une société de travailleurs sans travail, une société où les machines rendent l'homme superflu. Elle écrit : « Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail… on ne peut rien imaginer de pire. » Dans un tel monde, où le travail perd sa place centrale, l'humanité pourrait se retrouver privée de sens, réduite à une vie de divertissement et de consommation sans fin. Cela marque la dépolitisation de l'homme, qui n'a plus de raison de participer activement à la vie publique. Ce constat pousse Arendt à réfléchir sur la nature même de la liberté et de l'action politique. Pour elle, la politique ne doit pas être un simple moyen de gestion des intérêts privés, mais un espace où les citoyens contribuent activement à la création d'un monde commun. Or, la modernité tend à réduire la politique à une simple gestion, privant ainsi l'humanité de sa capacité à délibérer et à agir de manière collective. Cette réduction de l'action politique à une gestion technique des intérêts individuels éloigne les individus de leur capacité à s’impliquer et à exercer leur liberté. Arendt voit dans cette dépolitisation la porte ouverte au totalitarisme. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le totalitarisme n'est pas un excès de politique, mais la négation totale de celle-ci. Dans les régimes totalitaires, les lois qui régissent la vie des citoyens ne sont pas le fruit de la délibération humaine, mais d'une idéologie prétendant être au-dessus de l'action humaine. Que ce soit le nazisme, le stalinisme, ou même l'idéologie du capitalisme poussée à l'extrême, le résultat est le même : une société où l'individu se sent impuissant face à des lois qui le dépassent. Arendt identifie le technototalitarisme comme la menace contemporaine la plus sérieuse. Il ne s’agit pas simplement de l'intrusion de la technologie dans nos vies privées ou de la surveillance accrue des individus, mais du remplacement progressif de l'action politique par la gestion technologique. Cette forme de domination va au-delà de la simple automatisation : elle redéfinit l'homme et ses aspirations, transformant même son corps en matériau malléable à modeler selon des idéaux technologiques plutôt que politiques. Pour Arendt, l'unique réponse à ce danger est de redécouvrir notre vocation d’animal politique, de reconstruire un espace commun de délibération et d’action collective. Elle conclut que « penser ce que nous faisons » est essentiel pour ne pas perdre de vue l’essence de notre condition humaine. Cela signifie repenser la place de la technique et du progrès dans nos vies, non pas en termes de conquête et de dépassement des limites humaines, mais en termes de création et de maintien d’un monde où la vie collective et la liberté peuvent prospérer.