Ravier Milei et l'ascension du libertarianisme en Argentine. Depuis plus d'un an, l'Argentine est dirigée par Ravier Milei, un économiste libertarien au style flamboyant et controversé. Sa montée en puissance résulte d'une combinaison de crises : une inflation galopante dépassant 140 %, une économie en récession et une défiance croissante envers les élites politiques. Se présentant comme un outsider, Milei, ancien commentateur télévisé au ton provocateur, s'est appuyé sur une rhétorique de "démolition de l'État", illustrée par l'image d'une tronçonneuse, symbole de sa promesse de couper drastiquement les dépenses publiques. Élu avec 56 % des voix, Milei a rapidement mis en place des mesures radicales : dévaluation de la monnaie, suppression de subventions et privatisation partielle d'entreprises publiques. Ces décisions, bien qu'applaudies par le FMI, ont provoqué une récession sévère (-3,5 % du PIB prévu pour 2024) et une hausse de la pauvreté de 40 % à 52 % en un an. Milei se distingue également par ses positions ultraconservatrices sur les questions de genre, le climat et l'histoire de la dictature argentine, marquant une proximité idéologique avec d'autres figures d'extrême droite comme Trump et Bolsonaro. Le libertarianisme, souvent confondu avec le libéralisme classique, se distingue par son rejet absolu de l'intervention de l'État. Ce courant remonte aux "Lettres de Caton" (1723) et trouve des figures emblématiques au XXe siècle, comme Murray Rothbard ou Friedrich Hayek. Les libertariens défendent une liberté totale des individus et la propriété privée comme fondement de la société. Contrairement aux libéraux classiques, ils refusent l'idée de justice sociale, qu'ils perçoivent comme une "illusion dangereuse" qui mène au collectivisme et à la servitude. Hayek, notamment dans La route de la servitude (1944), critique l'intervention étatique, arguant qu'elle mène inévitablement à l'autoritarisme. Cette idéologie s'oppose à toute redistribution des richesses, perçue comme une violation du droit de propriété, et promeut la "catalaxie", c'est-à-dire l'autorégulation par le marché. Certains courants libertariens vont encore plus loin : Rothbard, par exemple, prône la privatisation totale, y compris des infrastructures publiques (routes, police) et même des enfants, qu'il considère comme des "propriétés des parents" jusqu'à leur maturité. Le libertarianisme gagne en influence à l'échelle mondiale, en particulier en Amérique latine et aux États-Unis. Aux États-Unis, il a connu un essor notable à partir des années 1960, se distinguant des libéraux de gauche et des conservateurs républicains. Progressivement, il s'est rapproché de la droite dure, notamment sous l'influence de figures comme Ron Paul et des think tanks comme la Heritage Foundation. Elon Musk, par ses déclarations anti-régulation et ses visions technocratiques, incarne aussi une certaine vision libertarienne contemporaine. Aux côtés de Trump, certains libertariens se sont alliés aux conservateurs nationalistes, malgré des divergences sur des questions sociétales (comme la consommation de drogues ou le mariage homosexuel, souvent acceptés par les libertariens mais rejetés par les conservateurs). En Argentine, Ravier Milei se positionne comme l'apôtre de la "liberté totale" face à une "caste politique corrompue", un discours qui trouve un écho dans d'autres démocraties en crise. Son alliance avec des personnalités de l'extrême droite et son discours anti-élite rappellent les stratégies des populistes autoritaires contemporains. Bien que le libertarianisme se présente comme une défense de la liberté absolue, il comporte plusieurs contradictions. La première concerne la relation ambiguë entre liberté et autoritarisme. Par exemple, Friedrich Hayek, chantre de la liberté individuelle, a publiquement soutenu le régime autoritaire de Pinochet au Chili, arguant que la dictature était "un mal nécessaire" pour imposer des réformes de marché. Cette contradiction se retrouve chez Milei, qui critique les "dictatures de gauche" tout en minimisant les crimes des dictatures de droite, notamment celle de Videla en Argentine. Par ailleurs, le libertarianisme pousse l'individualisme à l'extrême, au point de nier la notion de "société" au sens collectif, ce que Margaret Thatcher résumait par la formule "There is no such thing as society" (Il n'existe pas de société, seulement des individus). Cette vision rend difficile la gestion des biens communs, comme la santé publique ou la lutte contre le changement climatique, deux domaines que Milei, Musk et d'autres libertariens rejettent comme des "excuses collectivistes". Enfin, les alliances opportunistes des libertariens avec des conservateurs ou des nationalistes sont sources de conflits internes. Alors que certains libertariens, comme Rothbard, prônent la libéralisation des drogues et des comportements individuels, d'autres, comme Milei, mènent des politiques conservatrices sur les questions de genre et de droits des femmes. Ces contradictions limitent l'application de leur programme et expliquent en partie l'instabilité des gouvernements qui se revendiquent de cette idéologie.