Claude Lévi-Strauss explore ici le fossé entre l’homme de science et le reste de la société. Il note que, contrairement à la simple différence de sensibilité qui sépare un peintre de son spectateur, la distinction entre le scientifique et l’homme ordinaire repose sur une inégalité fondamentale de connaissances et de compréhension. Cet écart est exacerbé par le pouvoir croissant du savoir scientifique, qui tend à supplanter la confiance autrefois accordée aux dirigeants politiques. Aujourd’hui, on se méfie du scientifique non seulement pour son expertise, mais aussi pour les conséquences de ses découvertes, notamment celles qui ont conduit à des avancées destructrices comme la bombe atomique. On lui reproche d’utiliser la connaissance comme un alibi, une justification incontestable pour des actions dont les implications morales et sociales sont souvent inquiétantes. La science semble ainsi se situer dans une position ambiguë, à la fois fascinante et menaçante, obligeant la société à s’interroger sur l’usage du savoir et la responsabilité de ceux qui le produisent. Face à cette angoisse suscitée par la science, les arts ont longtemps été perçus comme un refuge, un domaine de liberté où aucune loi ne viendrait imposer une mesure rigide de la beauté. Pourtant, Lévi-Strauss souligne que cette frontière s’effrite : même les sciences humaines, comme l’ethnologie, tendent à délaisser leur approche poétique pour adopter une rigueur scientifique croissante. Cette évolution inquiète, car elle menace l’idéal d’un savoir fondé sur l’intuition et l’émotion. L’ethnologue, contrairement au sociologue, conserve toutefois une place particulière, car il étudie des sociétés perçues comme lointaines, préservant ainsi une forme de mystère et d’humanité qui rassure encore l’homme ordinaire. Mais à mesure que l’ethnologie se rapproche des méthodes strictes des sciences dures, le terrain semble se dérober sous les pieds de ceux qui cherchent un savoir plus humain, moins quantifiable. Lévi-Strauss met aussi en lumière une tension fondamentale entre la connaissance et l’expérience subjective. Il illustre cela à travers l’exemple de la torture dans certaines sociétés dites primitives : un anthropologue, en étudiant ces pratiques, cherche à comprendre leur logique interne, tandis qu’un lecteur extérieur peut ressentir un malaise moral face à cette objectivation du phénomène. Cette tension reflète la difficulté qu’éprouve l’homme moderne à concilier une analyse distanciée et une réaction émotionnelle immédiate. L’ethnologue, en raison de son immersion dans des cultures différentes, doit apprendre à jongler entre ces deux postures, intégrant à la fois une démarche scientifique et une dimension humaine. Cela le rapproche en un sens du physicien contemporain, qui doit lui aussi accepter des zones d’incertitude et des contradictions dans son domaine. Enfin, Lévi-Strauss évoque la difficulté de comparer les sociétés et de les classer selon une échelle de progrès. Il met en avant la distinction entre une vision externe, qui juge les sociétés selon des critères techniques et économiques, et une vision interne, qui perçoit chaque société comme un univers riche et cohérent pour ceux qui y vivent. Cette distinction rappelle le principe d’incertitude en physique : on ne peut pas simultanément comprendre une société de l’intérieur et la catégoriser objectivement. L’ethnologie révèle ainsi une vérité plus large sur la connaissance humaine : elle est toujours partielle, soumise à des limitations intrinsèques. À travers cette réflexion, Lévi-Strauss montre que l’illusion d’une objectivité absolue est une construction fragile, et que toute tentative de compréhension du monde doit accepter une part irréductible d’ambiguïté et de subjectivité.