Introduction à la sociologie : Surmonter les idées reçues
Dans l’interview avec Jean-Claude Passeron et Pierre Bourdieu, ces derniers mettent en lumière les fausses représentations de la sociologie qui dominent à la fois le discours académique et populaire. Les auteurs soulignent que l’image traditionnelle de la sociologie, souvent réduite à un durkheimisme simplifié, ne reflète pas la réalité de la pratique scientifique. De plus, les médias contribuent à cette déformation en diffusant une vision superficielle de la sociologie axée sur les sondages et les analyses d’opinion, ou encore en la présentant comme une discipline prophétique sur les maux de la société. Cette confusion renforce l’idée fausse que la sociologie n’est pas une science au même titre que la physique ou la biologie. Passeron et Bourdieu insistent sur le fait que la sociologie doit être considérée comme une science exigeante, nécessitant une rupture épistémologique avec les préjugés spontanés et les idées reçues sur le monde social, suivant la démarche décrite par Bachelard.
Rupture avec la sociologie spontanée
Pour devenir véritablement scientifique, la sociologie doit rompre avec la "sociologie spontanée" — un ensemble de préjugés que chaque individu entretient en tant que membre de la société. Comme Durkheim l’avait identifié sous le nom de "prenotions", cette sociologie intuitive est souvent perçue comme un savoir évident, car tout le monde croit comprendre le fonctionnement social simplement parce qu’il y participe. Cette "illusion de transparence" fait croire que la simple introspection suffit à produire des connaissances valides sur la société. Passeron et Bourdieu affirment que cette croyance est un obstacle majeur à la pratique scientifique, car elle empêche l’analyse rigoureuse et objective des phénomènes sociaux. La sociologie exige donc une méthodologie qui repose sur la rupture avec les discours quotidiens et les explications simplistes, pour s’élever au rang de science expérimentale capable de produire des connaissances vérifiées et objectives. Cette approche implique de critiquer en permanence les préjugés, même chez le sociologue lui-même, qui reste un sujet social influencé par son propre contexte.
La non-conscience et l'analyse objective
Un des principes centraux de la sociologie selon Bourdieu et Passeron est le "postulat de non-conscience", selon lequel les acteurs sociaux ne saisissent pas toujours la signification objective de leurs actions. Bien qu’ils puissent rationaliser leurs comportements, ces explications subjectives ne correspondent pas nécessairement aux vérités sociales sous-jacentes. Par exemple, pour comprendre le quotidien d’un employé de bureau, il est plus pertinent de considérer l’organisation spatiale de son lieu de travail et les conditions objectives de son emploi que de se fier uniquement à ses discours. Cette méthode de recherche permet d'accéder aux vérités cachées derrière les représentations individuelles. Le sociologue doit donc aller au-delà des explications conscientes pour explorer les structures de relations sociales qui influencent les comportements. Cette démarche va à l'encontre des conceptions humanistes qui posent que l’humain peut comprendre ses actions par une simple introspection. La sociologie, selon cette vision, doit déchiffrer le système de règles implicites qui façonnent la société et expliquent les comportements au-delà des apparences et des récits personnels.
Sociologie expérimentale et analyse des relations
Pour compléter sa démarche, le sociologue doit non seulement analyser les comportements et les régularités objectives, mais aussi comprendre le rapport que les individus entretiennent avec ces régularités. Cela inclut la manière dont les individus perçoivent leurs "vocations" ou leurs choix de vie, influencés par des conditions sociales précises. L’analyse sociologique démontre que ce que l’on prend pour une vocation individuelle est souvent un reflet des structures sociales et des chances objectives auxquelles une personne est confrontée. Par exemple, la répartition des étudiants selon leur origine sociale ou leur genre dans différentes filières d’études montre que les choix perçus comme personnels sont en réalité fortement influencés par des facteurs sociaux. Le sociologue doit ainsi tenir compte non seulement des comportements observables mais aussi des représentations et des justifications que les acteurs donnent à leurs actions, même lorsqu’elles masquent des réalités plus complexes. Cette double prise en compte des régularités objectives et des discours subjectifs marque la spécificité de l’épistémologie sociologique, distincte de celle des sciences naturelles qui n’ont pas à gérer la dimension consciente des phénomènes qu’elles étudient.