L’intellectuel se définit d’abord par son appartenance aux "techniciens du savoir pratique" : chercheurs, ingénieurs, médecins, écrivains, enseignants. Cependant, exercer ces métiers ne suffit pas. L’intellectuel naît au croisement de son travail et des contradictions qu’il perçoit entre cet exercice et les lois de la société capitaliste. Lorsqu’un savant, par exemple, découvre que son travail, ancré dans la recherche de l’universel, contribue à des usages contraires à cette universalité – comme la guerre ou l’injustice –, il devient intellectuel en dénonçant cette contradiction. Cette dénonciation n’est pas une posture extérieure, mais une souffrance intérieure. Le savant nucléaire qui réalise que ses travaux peuvent mener à la destruction et déclare s’y opposer incarne cette figure. L’intellectuel n’a pas de pouvoir réel, mais son rôle est d’éclairer, de manifester les contradictions d’une société qui aliène son travail et le détourne de ses fins universelles. L’intellectuel est pris dans une double exigence : il doit continuer à exercer son métier, car c’est en le faisant qu’il découvre ces contradictions, mais il doit également s’engager pour les dénoncer. Ce rôle diffère de celui du politique, dont la mission est de définir des buts et des stratégies concrètes pour transformer la réalité. L’intellectuel, lui, agit sur un autre plan, en incarnant et en exposant les tensions de son époque, sans pour autant disposer d’une efficacité immédiate. C’est cette inefficacité, paradoxalement, qui donne à l’intellectuel sa puissance critique. Loin de se limiter à une fonction neutre – écrire, enseigner ou chercher –, il relie constamment son travail à une réflexion sur les injustices qu’il perçoit et les responsabilités qu’il porte. Il engage ainsi son œuvre dans une dynamique où ce qu’il fait prend sens à travers ce qu’il dénonce. L’intellectuel est, par essence, celui qui refuse de se taire.